Les miraculés de Vounetz
Le baptême de l’air des frères René et Marcel Borcard n’a duré que quelques minutes ce 19
août 1962. L’avion dont ils étaient les passagers s’écrasait sur le tout neuf
restaurant de Vounetz, devant une assistance médusée.
PAR JEAN-BERNARD
REPOND
René Borcard est bien placé pour savoir que la vie ne tient
qu’à un fil. S’il en savoure encore aujourd’hui chaque instant avec un si bel
appétit, c’est peut-être parce qu’il a pris conscience en une circonstance qui
aurait pu être tragique que son parcours terrestre avait bien failli tourner
court. Il était, avec son frère cadet Marcel, un des deux passagers de l’avion
de tourisme Morane qui a heurté le toit du restaurant de Vounetz le 19 août
1962 et qui s’est écrasé sur le terre-plein jouxtant la pente abrupte des
Banderettes. Un demi-siècle plus tard, il se souvient.
Largage de
mille-feuilles
«Mon frère Marcel était chauffeur de taxi à Bulle en ce
temps-là, explique René Borcard qui, lui, était chauffeur chez Raboud
Combustibles. Il côtoyait de ce fait Paul G. qui, en plus d’être aussi
chauffeur de taxi, était moniteur d’auto-école et opérateur au cinéma Lux. Ce
Paul était également détenteur d’une licence de pilote, une activité qu’il
pratiquait durant ses loisirs. Il recherchait des clients pour effectuer les
heures de vol obligatoires auxquelles il était soumis.»
Ce 19 août, les indicateurs météo étant au «beau fixe», les
trois hommes se sont rendus à l’aérodrome d’Ecuvillens. Les frères Borcard
avaient émis le désir de survoler leur village de Grandvillard ainsi que la
région de Motélon où un de leurs oncles et une de leur tantes estivaient. «On
voulait leur faire une surprise, sourit aujourd’hui René. L’idée était
saugrenue, mais on avait acheté des mille-feuilles et des cornets à la crème
dans l’intention de larguer le carton à proximité du chalet. On y avait ajouté
un petit mot.»
Retrouvé dans l’épave, ce colis ne manquera pas d’éveiller
l’attention des enquêteurs. Interrogé sur ce point, le pilote malchanceux aura
cette explication: «J’étais au courant de l’existence de ce paquet, mais, ne
voulant pas décevoir mes amis, je les ai laissés faire, sachant qu’en vol on ne
peut pas ouvrir la cabine du Morane.»
Les
artilleurs à l’apéro
Inaugurés quelques mois auparavant, la télécabine de Charmey
et le restaurant de Vounetz constituaient l’attraction touristique du moment.
Ce dimanche d’août béni des dieux avait vu dès le début de la matinée converger
par dizaines au sommet de la station les membres de la société régionale des
artilleurs.
L’assistance avait pris place sur la terrasse fraîchement
aménagée. Elle refaisait sans doute le monde et la Mob lorsque approcha, venant
de Cerniat, un avion de tourisme. Encore peu nombreuses à l’époque, ces
«libellules» faisaient encore se lever tous les regards.
Aux commandes de l’engin, le pilote, si l’on s’en réfère aux
conclusions de l’enquête, a dû se sentir… pousser des ailes: «En vol de montée,
il s’approche une première fois de la colline de Vounetz, est-il rapporté. Il
en fait le tour à gauche à une trentaine de mètres de hauteur, puis repart dans
la direction d’où il était venu. Peu après, il revient et, avant d’amorcer le
tour du sommet à main droite, il balance les ailes pour répondre au salut des
nombreux touristes qui lui font signe.»
Deux virages encore, l’avion passe entre le sommet et la
station de la télécabine, puis brusquement s’abat sur la droite. Il descend
au-dessus du restaurant, frôle la cheminée et s’écrase sur l’auvent arrière du
bâtiment. La roue de proue bute contre un chevron, se détache et tombe dans le
pâturage en contrebas, de même que la verrière. Les ailes s’aplatissent sur le
toit. La machine bascule en avant et s’écrase sur la terrasse arrière, d’abord
sur le nez, puis sur le dos. Il est 11 h 40. Après vingt minutes de vol, c’est
le crash.
L’ambulance
sans jus
On imagine l’émoi des témoins. Et que dire de celui du petit
Gilles, le fils du restaurateur Michel Seydoux, âgé de neuf mois, qui jouait
avec un autre enfant dans son parc situé à quelques mètres de l’épave! Des tuiles
et autres débris s’écrasent à deux mètres des enfants.
Les secours s’organisent. Le pilote parvient à s’extraire
lui-même de la carlingue. Quant aux deux frères Borcard, ils sont dégagés avec
difficulté; ils sont dans un piètre état. Par bonheur, le docteur Vaucher, de
Broc, se trouve sur les lieux. Il prodigue les premiers soins. Inconscient,
René Borcard semble le plus atteint: «A vrai dire, je ne garde aucun souvenir
du crash lui-même. Je n’ai retrouvé mes esprits que vingt-quatre heures plus
tard.»
Son frère Marcel lui racontera à son réveil les raisons de
son alitement dans une chambre de l’Hôpital cantonal, à Fribourg.
L’acheminement des deux jeunes hommes n’aura du reste pas été une sinécure:
descendus jusqu’à Charmey au moyen de la télécabine de service après avoir été
placés sur des brancards, ils ont ensuite été transportés à l’Hôpital cantonal
en ambulance. Mais quelle ambulance! «A l’époque, le service d’ambulance était
assumé par des garagistes, précise René Borcard. En l’occurrence, c’est le
garagiste Dunand, de Bulle, qui a été appelé à mon secours. On m’a rapporté
que, lorsque nous descendions Bataille, ce dernier a constaté que son véhicule
manquait d’essence. Du coup, il est repassé par Bulle pour faire le plein à la
pompe de son garage avant de partir pour Fribourg. Les urgences, ça se gérait
bien différemment à l’époque…»
René est arrivé à l’hôpital à 15 h 30, son frère à… 17 h 30.
Quant au pilote, qui présentait une grave blessure à un œil, il a été évacué
par hélicoptère.
Par miracle, quand bien même précaution fut hâtivement prise
de requérir les derniers sacrements auprès du Père Aloys, capucin à Bulle, les
trois hommes s’en sont tirés sans blessures trop graves. « En plus d’une
commotion, on m’a relevé avec une fissure au bas de la nuque, détaille René
Borcard. Mon frère a eu un pied et deux côtes cassés.»
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Le prix de
la témérité
A la suite de cet accident, le rapport d’enquête conclura à
la responsabilité du pilote: «N’ayant qu’une expérience limitée de la machine,
il a fait des circuits à trop faible hauteur autour du restaurant des
Dents-Vertes.»
Ce pilote passait effectivement pour un téméraire, comme le
précise René Borcard: «Mon frère et moi avions hésité à donner suite à son
invitation, car on savait qu’il était capable de coups d’épate. Du reste, on a
appris par la suite qu’il avait fait l’objet d’un avertissement une année plus
tôt, un inspecteur de vol l’ayant aperçu survolant la ville de Bulle à très
basse altitude.» «Cet avion avait volé de façon dangereuse plus bas que le
clocher de l’église et que le toit de l’Hôtel du Rallye», lit-on encore dans le
rapport d’enquête. JBR